Parmi tous les documents sur le patrimoine, l’édifice lui-même renseigne le mieux sur les intentions et les repentirs des constructeurs : il donne à voir la réalité de ce qui a été effectivement bâti, les transformations ultérieures, les pathologies, le péril, les réparations. Et c’est donc là que se trouve à la fois la question posée —conserver, transmettre— et la réponse proposée —comprendre, projeter.
La culture du diagnostic
Le premier outil est l’œil à condition de s’en servir. Le Corbusier disait : «… il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit » (Entretien).
Ne pas voir une fissure, une déformation, une modification, une surcharge mal placée, peut conduire à des erreurs d’interprétation et entraîner des conséquences graves. D’une façon plus générale, ne pas voir un édifice dans sa globalité et dans son milieu comme dans ses détails les plus originaux, ne peut conduire qu’à l’incompréhension et, donc, à des erreurs. Voir le patrimoine, c’est avoir un regard exhaustif, méthodique et systématique.
C’est aussi avoir un regard sélectif, savoir distinguer le principal du secondaire et, au contraire d’un appareil de photo qui reproduit toute l’image, savoir faire émerger les éléments importants pour en comprendre la signification et les interactions. Le travail du relevé est ici l’acte fondamental ; il doit oublier la « belle image », pour mieux se consacrer à noter tout ce qui constitue l’architecture de l’édifice, ses structures, ses pathologies, ses décors et ornementations.… Tel est l’objectif du « relevé » de première année et celui de « stéréotomie » en seconde année.
Voir, c’est aussi savoir trouver et donc savoir chercher : s’interroger sur ce qui n’est pas clair ni évident, les « zones d’ombre », les ouvrages masqués ou dissimulés. C’est donc savoir établir un programme de reconnaissances et identifier les outils pour y répondre en liaison avec les laboratoires et les BET —et fixer des cibles pour ne pas verser
dans la spirale de la « recherche pour la recherche ». C’est donc la pratique de la déduction et de l’interprétation que visent les exercices de « diagnostic » et de « structure et consolidations » répartis sur les deux années.
Voir, c’est enfin savoir patienter, scruter l’édifice, dans la durée d’une année au moins, sous les effets de la température, de l’hygrométrie, des mouvements de nappe… ce que l’on appelle couramment sa « respiration » qu’il ne faut surtout pas contrarier.
Le relevé, l’exercice de la mise en surveillance, la conception d’un programme de recherche, sont la base de « l’apprendre à voir », que l’architecte conservateur et restaurateur doit parfaitement maîtriser au travers de ce qu’on appelle la « culture du diagnostic » qui occupe une part très importante du programme pédagogique.
Apprendre à voir, c’est aussi donner à voir, montrer.
Le Corbusier écrivait : « mes yeux regardent quelque chose qui énonce une pensée » (Vers une architecture).
Le principal interlocuteur n’est pas le spécialiste, c’est le public néophyte dans son écrasante majorité. Donner à comprendre un édifice « sans mode d’emploi », donner à contempler sans aide ; rendre sensible la simplicité, la clarté et l’intelligence historique, structurelle, fonctionnelle, c’est en un mot créer une émotion d’évidence, une émotion esthétique.
Benjamin MOUTON
ACMH - IGMH,professeur associé à l’École de Chaillot